De zéro à complet en 40 secondes, et autres bizarreries de la saison de golf 2020

GreyHawk Golf Club (ClubLink)

À quel point les terrains de golf étaient-ils occupés au Canada en 2020?

Un matin, très tôt, au début de la saison de golf, Stephen Jardeleza s’est installé devant son ordinateur au Club de golf GreyHawk. Sur l’écran s’affichait une feuille de départ vierge du club d’Ottawa dont il est directeur des opérations.

Dans quelques minutes, le système de réservation en ligne d’heures de départ allait s’ouvrir, permettant aux membres de réserver leurs départs pour le samedi suivant. En jeu, un total de 130 heures de départ pour quatuors sur les 36 trous de GreyHawk, ce qui représenterait 520 golfeurs si tout était réservé.

À 7 heures, la feuille de départ s’est animée. « En 40 secondes, elle était complètement remplie, raconte Jardeleza. Et la même chose est arrivée tous les jours. »

La saison de golf 2020, à l’instar de toute l’année, restera marquée dans nos mémoires comme la plus étrange que nous n’aurons jamais vécue.

Face à une menace mystérieuse et mortelle, le golf s’est avéré un havre de sérénité et de plaisirs dont nous avions grandement besoin parmi toute la peur et la frustration. Séduits, nous ne pouvions nous passer du golf.

« Peu importait la pandémie mondiale, fait remarquer Simon Bevan, directeur général du Club de golf Riverbend à London, le golf était comme une drogue. Tout le monde voulait frapper la petite balle blanche. »

Maintenant que la saison est terminée, au Canada, l’industrie du golf célèbre une année record où le nombre de rondes jouées a grimpé en flèche pour atteindre un sommet historique. Des milliers de personnes se sont adonnées au golf – certaines pour la première fois, d’autres y revenant après un hiatus – et les golfeurs assidus ont joué plus souvent que jamais.

Mais illustrant l’adage « méfiez-vous de vos souhaits », l’industrie s’est retrouvée confrontée au défi de calmer les frustrations des golfeurs qui ne pouvaient plus se rendre sur le premier tertre quand ça leur tentait.

En avril, alors que les villes du monde entier étaient devenues des cités fantômes, et que les sports professionnels comme le Circuit de la PGA interrompaient leurs activités, les golfeurs s’accrochaient au mince espoir qu’il serait possible d’avoir une saison de golf.

Au début de mai, les golfeurs du Québec et de l’Ontario avaient enduré deux mois de confinement, rendu encore plus difficile à supporter que le printemps, chaud et invitant, était idéal pour le golf. Les golfeurs étaient en sérieux manque. Un de mes amis a résumé la situation : « Les golfeurs peuvent garder leurs distances. Je joue au golf avec les gens, je ne danse pas avec eux! »

Après des semaines de consultation avec l’industrie golfique, le gouvernement ontarien a décrété que les terrains de golf pourraient ouvrir à compter du 16 mai. Au Québec, la date a été fixée au 20 mai.

Les clubs de golf n’avaient que quelques jours pour terminer leurs préparatifs visant à assurer la sécurité sanitaire des golfeurs. On a retiré les lave-balles, les fontaines d’eau, les bancs; on a installé des bidules sur les drapeaux pour permettre aux joueurs de retirer leur balle sans avoir à toucher la tige.

Empêchés de démarrer leur saison à la date habituelle, les golfeurs étaient affamés. Le 15 mai – premier jour où l’on pouvait réserver des heures de départs – des milliers de membres ClubLink ont ouvert une session en ligne dès 7 heures le matin pour réserver leurs départs, faisant planter le système.

De nombreuses plateformes technologiques desservant l’industrie du golf ont été débordées. Lorsque Golf Ontario a ouvert son système d’inscription en ligne aux tournois, le 24 juin, 17 000 personnes ont visité le site en quelques minutes, entraînant la première panne de l’histoire du système, rappelle le directeur général Mike Kelly.

Durant ces premiers jours merveilleux de la saison de golf 2020, les golfeurs étaient au comble du bonheur de jouer et le personnel des clubs de golf, lui, était prudemment inquiet.

« On espérait que les membres ne contracteraient pas le virus en touchant à des choses », se souvient Paul Carrothers, directeur du golf au Club de golf Royal Ottawa.

Des milliers de golfeurs voulaient jouer, non seulement parce que le golf est, pour nombre d’entre eux, une obsession, mais aussi pour s’évader de leur confinement à la maison. Avec l’immobilité du télétravail et le temps gagné en n’allant pas au bureau, le golf s’est avéré la meilleure façon d’en profiter pour faire de l’exercice au grand air et jouer quand ça leur disait. Ou à peu près.

Les écoles et les bureaux étant fermés, et presque toutes les autres options de plaisir actif inaccessibles, le golf est devenu l’activité de choix par excellence. Des conjointes, des adolescents, des amis qui n’avaient jamais joué au golf ou qui avaient laissé tomber le sport s’y sont adonnés.

« Presque tous les gars avec qui je jouais au softball tous les mardis soir depuis 20 ans se sont mis au golf, raconte Kevin Thistle, chef de la direction de la PGA du Canada. Notre façon de jouer au golf, de travailler, de regarder les sports… tout a changé et nous a obligés à nous adapter. »

Du joueur d’une ronde par année au golfeur qui en joue 100, tout le monde a joué davantage – et en voulait plus.

« Des golfeurs qui jouaient normalement 30 à 40 rondes en ont joué 70 à 80 », rapporte Adam Tobin, directeur du golf au Club de golf Whistle Bear à Cambridge.

Même si la plupart des évènements d’entreprise dans les clubs de golf étaient annulés, les heures de départ sont devenues une denrée rare.

À la fin de juin, les Canadiens avaient joué plus de 1,5 million de rondes durant le mois, soit une hausse de 17 % comparativement à juin 2019. Tout un exploit, quand l’on sait que juin est LE meilleur mois pour jouer au golf, et le plus achalandé aussi. Pour une industrie dont, il y a quelques années, les médias disaient qu’elle était en déclin, les affaires étaient en plein essor.

Mais pour les golfeurs assidus qui jouent trois ou quatre rondes par semaine et sont habitués à des heures de départ convenables, tout n’était pas rose.

« On a vu beaucoup de frustration », explique Jason Wyatt, professionnel en chef au Sunningdale Golf & Country Club de London, où la demande a grimpé de 52 % par rapport à 2019 avec le même nombre de membres. « Il y en a qui voulaient prendre le départ à 8 heures et qui devaient se contenter d’une heure de départ à midi ou plus tard. »

Même la possibilité de jouer des parcours accélérés ou des neuf trous présentait un défi. « Il est arrivé que six groupes se trouvent en attente pour jouer nos neuf trous », dit Dennis Firth, professionnel en chef au Royal Montréal qui a connu une augmentation de 30 % du nombre de rondes jouées par rapport à 2019. « C’était sans précédent. »

En tant que golfeur lui-même et personne responsable du suivi des golfeurs partout au pays pour le compte de Golf Canada, Adam Helmer reconnaît qu’il ne pouvait plus aller jouer quand ça lui disait. Il devait s’organiser pour planifier ses parties.

« C’est l’un des inconvénients de cette popularité subite du golf : rares étaient ceux qui pouvaient obtenir les heures de départ qu’ils voulaient », rappelle Helmer, directeur principal des Services de golf chez Golf Canada.

Le problème était simple : la demande d’heures de départ semblait n’avoir aucune limite, mais chaque terrain de golf ne dispose que d’un nombre limité de trous et d’heures dans la journée. Et pour éviter que les golfeurs se rapprochent trop les uns des autres – pour respecter les règles de distanciation sociale – la plupart des clubs ont espacé les départs, ce qui s’est traduit par un moins grand nombre de joueurs sur les parcours.

John Finlayson, directeur en chef des opérations chez ClubLink, dit que – en règle générale – un club de golf privé de 18 trous doit disposer d’environ 400 membres – qui paient la pleine cotisation – pour rester en affaires.

Mais même en juin, alors que les journées sont les plus longues, il n’a assez de place que pour accueillir à peu près 225 golfeurs. « Si 300 personnes veulent jouer ce jour-là, on a un problème », souligne Finlayson, dont les terrains ClubLink ont enregistré en 2020 une augmentation de 29 % du nombre de rondes comparativement à 2019.

Plusieurs clubs privés ont réagi en restreignant le nombre d’invités que les membres pouvaient amener avec eux, certains établissements allant même jusqu’à limiter l’accès à certaines catégories de membres.

« Pour faire de la place à nos membres à part entière, on a dû réduire les privilèges de nos membres “héritage” et de ceux habitant hors de la ville, indique Ian Leggatt », directeur général du Club de golf Summit à Richmond Hill. « On a communiqué avec eux pour leur expliquer que les temps étaient difficiles », ajoute Leggatt, qui a depuis changé de club pour occuper le même poste au St. George’s Golf and Country Club de Toronto.

Au départ, Leggatt et les autres gestionnaires de clubs se demandaient si les golfeurs ne risquaient pas d’abandonner le jeu, parce qu’ils ne pourraient plus se retrouver entre amis au pavillon après leur ronde ni manger au restaurant, et que l’expérience de parcours serait modifiée.

Mais avec moins de golfeurs sur le terrain, pas besoin de ratisser les fosses de sable, et il n’y avait qu’une seule personne par voiturette. Le rythme de jeu s’est énormément amélioré.

« On a pris des mesures spéciales pour la sécurité des golfeurs, déclare Finlayson, mais l’expérience golfique s’en est trouvée rehaussée. La plupart des golfeurs s’attendent à jouer 18 trous en 4 heures ou 4 heures et demie, mais cette année, 4 heures, c’était jugé un peu lent comme ronde. »

Quoi qu’il en soit, de nombreux golfeurs étaient frustrés à cause du manque d’accès, et plusieurs clubs de golf ont accru leurs efforts de communication pour aider leurs membres à s’adapter.

« On ne pouvait trop communiquer, soutient Leggart. Tout changeait tout le temps et on n’avait aucun modèle pour nous dire comment faire mieux. »

Tout le monde a été touché par la pandémie, y compris le membre ClubLink et chef de la direction de l’Association nationale des propriétaires de terrains de golf du Canada Jeff Calderwood.

« Je sautais sur mon ordi à 7 heures du matin, 5 jours à l’avance, cet automne, et souvent il ne restait plus d’heures de départ à mon club d’attache d’Eagle Creek, à Ottawa, raconte Calderwood. Cela montre bien le dilemme qu’on avait. »

Les chefs de file de l’industrie comme Calderwood sont reconnaissants au golf d’avoir offert une lueur d’espoir au cœur de la pandémie, mais ils sont également conscients qu’un défi se pose à l’industrie : comment satisfaire les golfeurs assidus tout en fidélisant les nouveaux adeptes?

« Je ne prétends pas avoir toutes les réponses, dit Calderwood. On pourrait restructurer les modèles d’adhésion et se rendre compte qu’à terme, avec l’arrivée du vaccin peut-être, la demande ne restera pas aussi forte et alors, ce ne sera plus rentable si on s’est trompé. »

Mike Kelly de Golf Ontario est un des responsables de l’industrie qui a consulté le gouvernement de l’Ontario pour décider comment permettre aux clubs d’ouvrir au début de la saison, et il remercie les golfeurs d’avoir transformé un désastre potentiel en une année d’affluence record.

À titre d’administrateur représentant le sport du golf en Ontario ainsi que les golfeurs qui veulent simplement jouer et s’amuser, Kelly insiste sur le fait qu’il ne faut pas perdre de vue ce qui est vraiment important.

« Notre travail consiste à fournir un environnement sécuritaire. C’est notre priorité absolue durant cette pandémie. On n’a pas le droit de se tromper. Le sport a connu une immense croissance et l’industrie va évoluer, mais la priorité, c’est la sécurité. »


Tim O’Connor est entraîneur de golf et de performance, auteur de quatre livres, coanimateur du Swing Thoughts podcast et conférencier sur le web. Il a remporté en  2020 le Lorne Rubenstein Media Award décerné par Golf Ontario. tim@oconnorgolf.ca